Le 03 juin 2016
Plus politique encore que son précédent roman, Mapuche, un peu moins violent aussi peut-être (quoique?), mais toujours noir et désenchanté, Condor confirme, à travers une intrigue politico-policière efficace et saisissante (quasi journalistique), la force et la profondeur de personnages, avides de liberté et de justice, en lutte pour le respect des droits de l'homme, redoutables défenseurs des minorités, acharnés dans leur traque des criminels de l'ancienne dictature, résolus à ne pas oublier et à châtier les coupables à tout prix.
Même si l'histoire est un roman, elle s'inspire d'une réalité historique (le Plan Condor) que l'auteur ravive avec intensité, passion et une grande précision. Comme impliqué, engagé lui-même dans ce combat socio-politique, il immerge le lecteur à son tour dans ce contexte criminel et institutionnalisé, éveille sa conscience et un sentiment de révolte ; puis à l'instar des personnages, le plonge tout de même au final dans un sombre et cruel abattement.
Dans le quartier populaire de la Victoria à Santiago, rongé par la drogue, quatre adolescents meurent d'une overdose dans des conditions étranges. Gabriela, jeune vidéaste mapuche de vingt-deux ans, étudiante militante, soucieuse du sort des poblaciones et originaire de ce quartier convainc Esteban, avocat spécialisé des causes perdues, de défendre les familles des victimes.
De ce point de départ, de ce quartier de résistance, Caryl Férey revisite les années noires et les traumatismes de la dictature chilienne, met à nu une police et une justice toujours corrompues, implique la CIA, et, en toile de fond, alerte sur les menaces environnementales qui pèsent aujourd'hui sur le désert d'Atacama.
"Les multinationales rasent les forêts, assèchent les nappes phréatiques et bousillent un des écosystèmes les plus riches au monde".
Dense et complexe, ambitieuse mais parfaitement maîtrisée, l'histoire est double, dépasse le genre policier, pose un regard acéré sur la société contemporaine chilienne, s'interroge sur le mouvement d'un monde où la finance contrôle le fonctionnement des états, où la logique économique prime, où le capitalisme ne permet plus qu'aux riches de s'enrichir encore plus…
Habilement construite, portée par des personnages principaux extrêmement lumineux et attachants, l'histoire défile à vive allure (surtout dans la 2ème partie, moins dépendante des détails historiques et de la mise en place des nombreux personnages, assez longuement évoqués dans la 1ère partie), prend au corps et au cœur, convaincante, captivante, déchirante et nerveuse. Le lecteur n'a aucune difficulté à ressentir l'ambiance du quartier, est saisi par les mêmes peurs que ses personnages, inséré à l'action. Dans l'intimité des lieux.
Les descriptions des paysages, notamment ceux du désert de l'Atacama, sauvages et très visuels (déjà cinématographiques !), offrent un réel dépaysement et s'ils n'étaient pas traversés par la mort, l'envie de voyage serait immédiate.
Enfin l'histoire d'amour exclusive entre Gabriela et Esteban, même tragique, apaise, çà et là, contrebalance l'image chaotique et désespérée, effrayante du monde où nous vivons.
C'est certain, Caryl Férey ne fait pas rêver, dérange notre tranquillité et notre confort, ôte toute illusion, nous laisse en plein désarroi mais le plaisir de lecture, manifeste et soutenu, vaut bien parfois quelque tourment, quelque souffrance et légitime cette lucidité froide mais terriblement nécessaire.
Cécile PELLERIN