Le 26 février 2017
L’unique bonne raison qui pourrait vous pousser à ne pas vous précipiter sur le dernier roman d’Arnaldur Indridason, c’est qu’il est le 1er opus d’une trilogie et qu’il va falloir patienter plusieurs mois avant la parution du 2ème puis du 3ème tome.
Sinon, bien qu’il ne mette pas en scène le commissaire Erlendur, bien que son intrigue ne soit pas contemporaine, il happe sans réserve l’intérêt et la curiosité du lecteur, le plonge dans une atmosphère historique particulière absolument fascinante, dépasse, et de loin, le cadre purement policier du genre dans lequel il s’inscrit.
Eblouissant. Une fois encore.
“Les troupes américaines remplaçaient peu à peu les soldats britanniques et on pouvait à peine faire un pas dans Reykjavik sans tomber sur des camions, des barrières de protection faites de sacs de sable, des bouches de canons et des jeeps militaires. La guerre avait rendu cette petite ville paisible complètement méconnaissable.”
A la fois romanesque, historique, social et policier, ce récit rend compte d’un pays, l’Islande, de son statut inédit de neutralité pendant la Seconde guerre mondiale et s’attache à décrire avec précision les conditions de vie d’une population qui, en 1941, doit faire face à la présence de troupes étrangères sur son territoire, s’adapter aux changements et aux transformations d’une île occupée qui voit son économie s’intensifier autour de la capitale, attirer les Islandais de province, et parallèlement met en scène un jeune duo d’enquêteurs, l’un issu de la police criminelle islandaise, Flovent, l’autre, désigné par les militaires parce qu’il est bilingue, Thorson, né de parents islandais installés au Canada.
“On n’a pas du tout l’habitude d’enquêter sur ces choses-là. Les Islandais n’ont aucune expérience.”
Sans jamais avoir collaboré ensemble auparavant, tous deux inexpérimentés dans leur fonction d’enquêteurs, ils sont chargés d’élucider le meurtre d’un représentant de commerce, tué d’une balle provenant d’un Colt 45 américain et marqué sur son front d’une croix gammée dessinée de son sang.
Si l’intrigue semble, par certains côtés, se rallier à une histoire d’espionnage, voire de contre-espionnage, beaucoup plus subtile, elle interfère aussi dans des affaires sentimentales liées à la présence des soldats et à l’émancipation de certaines femmes islandaises “dans la situation” (désireuses d’échapper à une vie austère et rurale en épousant un militaire étranger), pénètre les quartiers pauvres de la capitale, les villages reculés du sud de l’île (avec un côté exotique pour le lecteur français), évoque l’intérêt des nazis pour l’Islande et sa race nordique, “restée pure depuis l’époque viking”, leurs recherches génétiques et anthropologiques ; et demeure captivante et troublante de bout en bout.
Des rebondissements déroutants, des pistes multiples, tantôt classiques, tantôt inattendues, des enquêtes menées en équipe et en parallèle, rapportées en alternance, un mystère continu, offrent au récit un rythme puissant auquel le lecteur ne peut se dérober.
Une lecture intense et exclusive, un divertissement intelligent à la fois stupéfiant et grisant où la réalité des situations, la profondeur et le réalisme des personnages imprègnent sans distance, superbement convaincants.
Par sa précision des détails, l’extrême cohérence et fidélité des situations à l’époque qu’il décrit, l’auteur donne vie à ses personnages, recrée une ambiance socio-historique si expressive et palpable que le lecteur y pénètre sans difficulté et la respire avec curiosité. Immédiatement interpellé, sans l’obligation de connaissances historiques préalables pour se la représenter.
Et sans doute aussi parce que ses personnages n’ont rien d’héroïques, inexpérimentés encore dans l’exercice de leurs fonctions, menés par leur désir de liberté ou d’émancipation, intensément humains et faillibles, toujours nuancés, ils préoccupent le lecteur, secondaires ou non, le retiennent, l’entraînent à lire toujours plus loin, plus vite. En état de tension exaltante. Jusqu’à poursuivre même sur les premières pages du tome 2 (ajoutées en fin de volume) et à ressentir une immense frustration.
Merci quand même à Eric Boury, son traducteur. Mais d’ici octobre, l’attente sera longue et bien cruelle.
Le 2ème tome, La femme de l’ombre paraîtra en octobre 2017 et le 3ème tome, Passage des Ombres, en mars 2018, aux Editions Métailié.
Cécile PELLERIN