J’ai écrit un autre  roman “Rêve sur la terre” (non traduit en français) où je dis justement que j’écris cette histoire pour rappeler ce qui a été oublié et donner la parole au silence.
Dans ce livre aussi j’ai voulu donner la parole aux gens qui sont acteurs de cette histoire particulière, de ce livre,  parce que l’Histoire ne leur donne jamais la parole, ne donne jamais la parole aux petites gens.
Dans “Les Rois d’Islande”, l’histoire qui se raconte est racontée après que Tangavik ait été complètement détruite ou en ruines puisque la troisième génération a tout hypothéqué à la banque.
 

CP. Dans la famille Knudsen, on est suffisant, fier, conquérant, menteur, trafiquant, amoral et on boit beaucoup. Vu d’ici l’Islandais serait plutôt avancé socialement, ouvert, tolérant, instruit et cultivé, respectueux de son environnement. Alors, à quoi ressemblez-vous vraiment ?
 
Einar Már Gudmundsson. Les Islandais sont bien un mélange des deux. Les Islandais (ils le disent eux-mêmes !) sont très spéciaux. Mais, par exemple, quand ce livre est sorti au Danemark, les Danois ont tout de même eu l’impression de s’y retrouver, de reconnaître là, le maire de leur ville parce que, c’est bien connu,  tous les maires des villes passent leur temps à voler des chaises dans les maisons de retraite et ailleurs, et piquent dans les caisses aussi.
 

CP. La manière de gouverner et de faire de la politique en Islande semble vous laisser perplexe ? Avez-vous encore foi ? Quels grands changements politiques aimeriez-vous voir en Islande ?
 
Einar Már Gudmundsson. Je pourrais dire comme John Lennon “You may say I'm a dreamer, but I'm not the only one”. Dans cette histoire la politique se caractérise par son cynisme. Dans la société islandaise, tout se mélange. Il y a les cliques politiques, c’est-à-dire les bandes de copains, les idéalismes, les velléités de dictature chez certains et aussi évidemment la démocratie. Tout cela se mélange joyeusement. Et lorsqu’on est conscient de tout cela et qu’on souhaite le mettre dans un roman, alors il faut avoir de l’humour. Et je pense que ce roman en est rempli.
 

CP. Traducteur vous-même, comment qualifieriez-vous  votre écriture ? Et qu’en pense Eric ?
 
Einar Már Gudmundsson. En fait, j’ai très peu traduit. La traduction permet d’apprendre à écrire, de se faire la main.
 
Eric Boury. Tout texte littéraire est difficile à traduire. Il faut, à chaque fois, pénétrer un univers mental différent et l’aménager pour le lecteur français. L’écriture d’Einar est une écriture post-moderniste. Il veut donner l’impression de raconter une histoire et de ne pas l’écrire, telle une écriture automatique alors qu’elle est, au contraire, très travaillée.
 
Cécile Pellerin
CP. Comme dans toute la littérature islandaise (que je connais ; donc celle traduite en français) le paysage décrit est toujours grandiose, constitutif d’une ambiance dépaysante et attirante. Il est Indissociable de l’histoire.  Qu’en pensez-vous ?
 
Einar Már Gudmundsson. Le paysage en Islande, il est LÀ. Tout simplement ! Mais il ne faut pas s’oublier dans le paysage et ne jamais oublier l’histoire non plus.
 

CP. L’intention première de votre roman.
 
Einar Már Gudmundsson. Un des rôles du roman, c’est d’entretenir la mémoire, le souvenir. Aujourd’hui, la volonté du néolibéralisme c’est de vouloir nous faire tout oublier. Le fait d’écrire un roman en utilisant l’Histoire, le souvenir et la mémoire, c’est une forme de résistance, de protestation contre le nivellement total de l’ultra-libéralisme.
CP. Le lecteur islandais lit-il le même livre que le lecteur français ? N’échappe-t-on pas, en tant qu’étranger, à certaines subtilités issues d’un héritage culturel spécifique ?
 
Einar Már Gudmundsson. Je pense que le lecteur français lit un livre sans doute plus amusant et plus intéressant pour lui que pour le lecteur islandais. J’ai l’impression que le lecteur islandais reçoit ce livre comme s’il était son miroir. Et en même temps, on peut aussi dire que le lecteur français et islandais lisent le même livre malgré tout. Dans ce livre-là, en fait, je retourne la société complètement à l’envers et nous avons deux sociétés qui sont un peu retournées à l’envers.
Fatalement, on échappe à certaines subtilités. Dans ce cas-là, si on a l’impression de ne pas avoir tout compris, il faut essayer de relire le livre. L’une des difficultés de ce livre, c’est qu’il  a énormément de fils narratifs. Par exemple, lorsque j’évoquais tout à l’heure de personnages et de modèles qui servent à créer ces personnages, il y a parfois un modèle qui donne lieu à trois personnages et cela vaut dans l’autre sens également et trois personnes réelles peuvent devenir un personnage.
Le livre raconte plus ou moins l’histoire du XXème siècle. On retourne plus ou moins dans le temps, au XVIIIème notamment et on déborde aussi sur le XXIème siècle puisqu’on parle de la crise économique de 2008.
On peut dire que l’Histoire humaine est le décor de ce roman-là. En islandais, le mot saga désigne aussi bien l’Histoire réelle qu’une histoire qu’on raconte. Ici j’essaie de raconter une Histoire non-événementielle, c’est-à-dire une Histoire des gens. En général, lorsqu’on écrit une histoire, on a une vue d’ensemble des événements, une temporalité. Ce qui m’intéresse, c’est de montrer les gens dans leur environnement, dans leur temps et de ne pas les juger apostériori, c’est-à-dire 20 ans, 100 ans plus tard.
Bibliographie
 
1998 - Les Anges de l’univers , Flammarion
Traduit par Catherine Eyjolfsson
 
2018 - Les Rois d’Islande , Zulma
Traduit par Eric Boury
Le clan Knudsen règne depuis plus de deux siècles sur Tangavík – petit port de pêche battu par les vents ou fief d’armateurs, question de point de vue.
Chez les Knudsen, on est potentiellement marin de père en fils, sauf à faire carrière à la caisse d’épargne. On compte dans la famille de grands hommes, des hôtesses de l’air et de gentils simplets. Ils ont été ministres, bandits, avocats, ivrognes patentés et parfois tout cela en même temps. Les Knudsen ont bâti des empires et les ont perdus avec le même panache. Ils ont monté des conserveries de harengs, composé des symphonies, roulé en belle américaine et sacrément magouillé. Ils ont été portés au pinacle et mis au pilori. Toujours persuadés, de génération en génération, d’être les rois d’Islande.
L’histoire mirifique des Knudsen, de ses représentants et de tous ceux qui passaient par là est, on l’aura compris, un tourbillon de portraits hautement réjouissants – la saga contemporaine d’une famille exubérante et totalement déjantée.
CP. Votre écriture adopte une légèreté et un humour décalés, amuse le lecteur autant qu’elle le déstabilise. Vous intriguez autant que vous divertissez. L’équilibre est-il simple à trouver, naturel ou au contraire, très travaillé ?
 
Einar Már Gudmundsson. Dans tous mes livres se mêlent des événements tragiques à des événements comiques. Quand on écrit un roman, il s’agit de trouver l’équilibre entre la lumière et les ténèbres. A Tangavik, par exemple, il se passe des événements terribles. Un naufrage plonge le village dans une tristesse sans fond. Toutes les familles sont touchées. Mais de la même manière, lorsque le village décide de s’amuser, il va dans l’extrême inverse, plonge dans une joie irrépressible.
De la même manière, il y a longtemps, lorsque j’ai écrit “Les anges de l’univers”, j’ai écrit à propos de mon frère qui s’est suicidé. Il était malade psychiatrique. Mais dans ce livre il y a aussi beaucoup d’humour et de légèreté.
Même si j’écris sur des gens qui peuvent paraître extrêmement bizarres, ces gens-là,  en tant qu’auteur, je les aime, j’ai de la tendresse pour eux. Je les apprécie.
Au départ, je voulais écrire une nouvelle sur le personnage principal Arnfinnur Knudsen. Et en fait, en travaillant sur ce personnage, je me suis pris au jeu. Je le trouvais amusant, distrayant et au final j’ai écrit un roman.
J’avais le projet d’écrire sur un traître, un escroc mais en fait mon personnage n’est pas seulement une figure d’escroc. Certes, c’est un homme très à droite mais malgré tout, il va soutenir les élèves très à gauche, eux, au moment où ils font des conneries dans le lycée. Il a beau être à droite, il est multi-facettes.
C’est souvent comme ça avec les repris de justice. Quelquefois on se demande si l’Etat ne devrait pas leur verser un salaire d’artiste plutôt que de les mettre en prison. Et quelquefois aussi ce sont les artistes qui sont des repris de justice. Certains.
J’essaie de travailler avec la sagesse populaire et ensuite je la mélange avec des analyses sociales et la joie de raconter. C’est important la joie de raconter.
 

CP. Les événements ne se succèdent pas selon un ordre chronologique, les histoires de famille sont découpées, abandonnées puis reprises plus tard, inscrites dans un contexte historique islandais,  les personnages, nombreux (et les noms difficiles à retenir pour nous Français), vont et viennent dans un joyeux désordre et l’impression d’ambiance déjantée et farfelue, d’exubérance aussi maintiennent le lecteur dans un état inhabituel. S’il ne perd pas pied, il n’est pas toujours à l’aise. Qu’en dites-vous ?
 
Einar Már Gudmundsson. A propos des noms d’abord. Dans les années 80 quand la littérature islandaise a commencé à être plus traduite à l’étranger et lorsque les écrivains Islandais avaient envie d’être diffusés sur des marchés plus grands, certains se sont posé la question de modifier les noms islandais de leurs personnages pour qu’ils deviennent plus accessibles aux lecteurs étrangers. En fait, dans ma 1ère traduction, mon traducteur danois et moi, on a changé les noms et puis on a compris que c’était une connerie absolue. Pourquoi les Français ne réussiraient-ils pas à apprendre nos noms puisqu’on apprend bien les vôtres dont certains très bizarres aussi pour nous ? Quand j’ai lu 100 ans de solitude, je n’ai pas trouvé si difficile d’apprendre le nom de tous les personnages.
Ce qui fait la diversité du genre humain c’est que nous avons tous finalement des noms bizarres les uns pour les autres mais là est notre richesse.
Si le lecteur perd pied, il peut relire l’histoire, non ?
Cécile Pellerin. A la 1ère lecture, votre histoire semble très islando-islandaise et peut même dérouter le lecteur étranger, s’il s’accroche trop à ces caractéristiques locales. Votre histoire pourrait-elle se transposer ailleurs ? Pourquoi ?
 
Einar Már Gudmundsson. Si cette histoire pourrait se transposer ailleurs ? Oui et Non. Toutes les histoires ont leurs particularités, leurs idiosyncrasies et en même temps, elles sont toutes, d’une certaine manière, une métaphore du monde. Quelle que soit la littérature en fait. Par exemple, la littérature française est née et baigne dans un environnement français. Evidemment alors, c’est au lecteur lui-même de décider à quel point il veut aller se perdre dans les idiosyncrasies ou les caractéristiques locales islandaises. Et justement, ce sont les caractéristiques locales qui font la valeur de l’histoire, lui donnent de l’intérêt.
Le message humaniste de la littérature en général est universel. Quelles que soient justement les caractéristiques très spécifiques de certains endroits, de toute façon, partout, les gens sont les mêmes. L’âme humaine reste la même. La famille Knudsen, c’est en quelque sorte, l’humanité en modèle réduit.
Par exemple, le village de Tangavik est un village de pêcheurs islandais, un village de bord de mer mais il n’y pas non plus en Islande, de village, d’abord qui s’appelle Tangavik et aucun non plus qui soit exactement comme Tangavik. Et malgré tout, tous les villages islandais ont des caractéristiques de Tangavik.
Dans cette mesure, on pourrait considérer ce roman comme un fragment de comédie humaine.
 

CP. Vos personnages, malgré tout, s’inspirent-ils d’une réalité précise en Islande où sont-ils plutôt des stéréotypes d’un système capitaliste plus universel ? Bref, comment sont-ils nés ?
 
Einar Már Gudmundsson. D’une manière générale, tous les personnages de mes romans ont un modèle, s’inspirent de personnes réelles mais dès que je commence à transformer ces personnes réelles en personnages, la personne réelle disparaît partiellement et ne se confond pas avec le personnage.
Je ne pourrais pas dire que je crée des personnages à partir du système capitaliste. Mais bien évidemment, il est tout à fait logique, que l’on puisse imaginer que certains personnages sont nés du système, de cet environnement-là.
Le capitalisme est un système très extrême, extrémiste même, si l’on pense notamment à la cupidité du capitalisme. Cette cupidité est tout à fait comparable, par exemple au besoin de boire inconsidéré d’un alcoolique et il est vrai que dans cette histoire il y a des correspondances entre les personnages et le système.
Les Correspondances sont d’ailleurs une des choses les plus intéressantes que Baudelaire ait découverte ; les correspondances entre des choses qui ne semblent pas se ressembler et qui finalement se ressemblent.
Rencontre avec Einar Már GUĐMUNDSSON
Saint-Malo, le 20 mai 2018
Einar Már GUĐMUNDSSON vient de recevoir le prix Etonnants Voyageurs Littérature Monde pour Les Rois d’Islande (Zulma). Un de plus à son palmarès. Décerné par la France, ce prix lui offre désormais un rayonnement moins septentrional.
 
Rencontré récemment à Saint-Malo en compagnie de son traducteur, Eric Boury, il a évoqué le joyeux tumulte, l’humour satirique et l’écriture post-moderniste qui charpentent son dernier roman et offrent au lecteur un moment de lecture inédit, agité mais ô combien stimulant et réjouissant.
 




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