Le 05 décembre 2017
Ce livre est une épreuve mais son abandon est impossible. Violent, cruel, dérangeant, sans complaisance avec quiconque, il implique intimement chacun d’entre nous, trouble notre regard, perturbe nos opinions et nos certitudes, menace notre intégrité, souligne à la fois notre impuissance et notre incapacité personnelle et collective à enrayer le drame humain qui se joue à notre porte. Il égratigne notre dignité, nous laisse K.O mais à raison.
Un roman remarquable. Absolument nécessaire. Et nos politiques devraient s’en emparer d’urgence pour (ré)agir autrement. Au plus vite.
Apre, désespérément sombre, inconcevable à bien des égards, d’une lucidité perturbante et glaçante, le roman de l’écrivain Olivier Norek, ancien humanitaire puis lieutenant de police, raconte pourtant une réalité effroyable, celle qu’ont vécu des migrants de la Jungle de Calais, quelques mois avant son démantèlement.
Tirant parti d’une intrigue policière, il embarque le lecteur en enfer et met en évidence les conditions de vie épouvantables et inhumaines des exilés forcés qui arrivent aujourd’hui jusqu’en France. Notamment à Calais.
Se plaçant tour à tour du point de vue de la police, des migrants, des bénévoles, des habitants, il offre au lecteur un état des lieux, une vision éclairée, convaincante (documentée, incontestablement), intensément réelle, extrêmement nuancée et édifiante des problématiques liées à l’accueil des étrangers et le mène, au-delà de l’histoire policière, (par ailleurs très efficace, rythmée et habilement construite) à une prise de conscience de ce que sont ces migrants : des êtres humains avant tout. Nos semblables.
Membre de l’armée syrienne libre, Adam, est sur le point d’être repéré par la police militaire de Bachar El-Assad. Rapidement, il met en place la fuite de sa femme et de sa fille vers la France et promet de les rejoindre à Calais au plus vite. Lorsqu’il gagne à son tour la France et la Jungle, elles ne sont pas là. Commence alors une quête effrénée pour les retrouver.
Au cœur d’une zone de non-droit où survivent plus de dix mille personnes d’origines différentes dans des conditions épouvantables, sous la menace de mafias internes reconstituées, de trafics en tous genres, de violences insoutenables, Adam, un temps accueilli par la communauté soudanaise, sauve la vie d’un jeune garçon africain muet et le prend sous sa protection.
“La violence est partout puisque la pauvreté est immense. Tu ne peux pas mettre ensemble près de dix mille hommes,
venant des pays les plus dangereux de la Terre, quasiment enfermés, tributaires de la générosité des Calaisiens et des humanitaires,
sans autre espoir qu’une traversée illégale, et croire que tout va bien se passer.”
Bastien Miller est le nouveau lieutenant de la brigade de sûreté urbaine de Calais. Il arrive de Bordeaux. Volontairement. Sa mutation est d’ordre familial. Avec le soutien de la BAC, d’une policière de son équipe, Erika, il va progressivement intégrer le fonctionnement de la Jungle et les limites de l’intervention policière.
Mais, porté par son humanité davantage que par sa fonction, il se retrouve rapidement au premier plan d’une affaire criminelle à l’intérieur du plus grand bidonville d’Europe et doit en parallèle, plus secrètement encore, déjouer une entreprise terroriste.
Accompagné par Adam flic expérimenté en Syrie, Il va découvrir, au-delà de l’enquête, qui dépasse ses fonctions, un entre deux mondes, insoupçonné et intolérable, où la folie des hommes n’a pas de limites, où la détresse humaine est hallucinante. “J’ai du mal à croire qu’on est en France.”
“C’est naturel. C’est la survie. Nous devenons tous des monstres quand l’Histoire nous le propose.
Nous réussissons même à trouver des ennemis parmi nos frères.”
Incapable de demeurer indifférent face à l’horreur dans laquelle il pénètre, il révèle et transmet au lecteur, son malaise, son sentiment de responsabilité. “J’y suis allé, dans cette Jungle, et je te rassure, je n’ai pas aimé ce que j’y ai vu. Les images restent, comme si j’étais responsable de quelque chose.” Il y ajoute la tristesse et la honte, le dégoût de soi. “A la fin, il faudra regarder tout ce qu’on a accepté de faire. Et ce jour-là, j’ai peur de me dégoûter.”
Intensément noir, précis et marquant, le roman d’Olivier Norek crée l’adhésion car légitime. Par le biais de l’action et de l’intrigue policière, il pose une réflexion d’envergure sur notre capacité à pouvoir accueillir dignement l’étranger qui fuit la guerre ou la famine.
Il n’élude rien, ni l’impuissance de l’Etat et ses défaillances, ni les flics dépressifs, ni l’absurdité de certains statuts (réfugiés potentiels), ni le ras-le-bol des habitants, ni la violence des exilés, ni l’impasse actuelle, ni l’indifférence ordinaire (qui nous protège).
S’il dérange, secoue, ébranle, il nous implique. Tous. Il est urgent de rejeter l’inacceptable.
Cécile PELLERIN
Cette chronique a été précédemment publiée sur le site ActuaLitte.com