Le 05 février 2016
Sans doute la connaissance des personnages, consolidée depuis maintenant deux livres, Les ingénieurs du bout du monde et Les dandys de Manningham, facilite-t-elle l'immersion dans ce troisième volet ; il n'empêche, au-delà même de cette proximité indéniable , ce roman est une réussite. Il saisit le lecteur dès les premières pages, l'embarque immédiatement dans le contexte historique, social, économique et culturel européen de l'entre-deux guerres, accapare sa curiosité et son intérêt, ne lui offre guère de répit, passionnant de bout en bout, (aucune longueur, cette fois !), mais laisse poindre et s'amplifier, au fil des pages qui se tournent, un sentiment pénible, presque douloureux, celui d'une frustration redoutable. En effet, le quatrième tome ne figure pas (encore) dans le catalogue de l'éditeur (prévu à l’automne 2016).
Quoi qu'il en soit, même si l'attente risque de vous paraître interminable, ne boudez pas votre plaisir, savourez intensément cette histoire, prenez votre temps pour qu'elle dure plus longtemps, imprégnez-vous des ambiances nuancées, à Berlin, avec Oskar et Sverre, puis à Saltsjöbaden, en Suède autour de Lauritz, d'Ingeborg et des enfants qui grandissent et s'affirment, partagez l'exaltation d'une société qui se modernise, progresse vite, innovante et audacieuse.
Jan Guillou parvient, une nouvelle fois, à fusionner la fiction au fait historique sans effet de rupture perceptible ni artifice. Ainsi que Christa, la femme d'Oskar ait pour amis Berthold Brecht, Alfred Döblin ou bien que Sverre puisse côtoyer Max Ernst ou Georg Grosz, contribuent certainement au réalisme historique du récit mais ne lui ôtent jamais son intérêt fictionnel, essentiel, pour lequel le lecteur a engagé sa lecture. Mais, ainsi racontée, l'histoire fascine davantage encore, interpelle, se fait plus proche et plus visuelle, si intense et bouleversante.
Ce roman, au-delà du divertissement et de la connaissance, du sentiment d'évasion qu'il procure, va encore plus loin. Dans son entreprise, son engagement à vouloir pénétrer en profondeur une époque, à se saisir de toutes les transformations sociales d'un siècle à travers trois destinées humaines, il implique celui qui le lit. Intimement.
La ferveur culturelle de Berlin des années 20, les organisations pacifistes, les prémices du mouvement surréaliste, le développement de l'architecture fonctionnelle, l'optimisme de la population jusqu'à la crise de 1929, l'émancipation des femmes (des classes supérieures) dans la société, l'émergence de l'antisémitisme et d'un pouvoir totalitaire, les attitudes obscurantistes, les revendications du milieu ouvrier, les grèves, etc., tout cela le lecteur le partage avec les personnages, vibre à leurs côtés, totalement intégré à l'histoire et de plus en plus au fil des tourments et de la nouvelle guerre qui s'annoncent.
Si les destinées sont désormais moins individuelles, plus familiales, plus collectives, elles demeurent très imprégnées de la personnalité des trois frères, largement décrites dans les deux premiers tomes mais s'ouvrent avec bonheur à des personnages secondaires d'envergure attachants (que l'on s'impatiente déjà de connaître en détails) et évitent ainsi lassitude ou redondance.
Le lecteur semble garder l'avantage sur ces nouveaux personnages car il en sait plus qu'eux sur les trois frères. Comme un privilège. Une complicité avec l'auteur extrêmement réjouissante dont la stabilité est désormais entre les mains de l'éditeur.
Pourvu qu'il se hâte !
Cécile PELLERIN