Le 13 février 2018
Journaliste au Monde, Hélène Sallon a couvert, entre octobre 2016 et juillet 2017, la bataille de Mossoul en Irak et à travers ce livre stupéfiant (écrit juste après), riche de nombreux témoignages absolument édifiants, elle rend compte de la dimension totalitaire de l’Etat Islamique.
Un récit glaçant et effroyable, précis et exhaustif, rigoureux et passionnant (même pour un non-initié !), impossible à lâcher, autant pas les connaissances géopolitiques qu’il délivre de manière intelligible que par la tonalité sensible et le regard incisif qu’il porte sur les conditions de vie de la société mossouliote, otage des djihadistes.
Erudit sans exclure ni décourager, l’ouvrage possède une force singulière, habile à mélanger les analyses de spécialistes avec les témoignages concrets des habitants et, même s’il requiert toute notre attention et notre concentration, il est aussi en mesure de saisir avec une proximité incontestable les différentes émotions (peur, incompréhension, colère, soumission, exaltation, espoir, etc.) et les terribles souffrances que les Irakiens de Mossoul ont pu traverser pendant ces trois années sous califat.
Révélateur d’une barbarie perpétrée au nom de l’Islam, le livre éclaire sur le projet coercitif de l’OEI, de manière objective et sans équivoque. S’il pétrifie par la terreur qu’il expose, s’il inquiète aussi par la dimension planétaire qu’il revêt aujourd’hui, il est pourtant utile et essentiel de le lire. De le transmettre surtout. Un moyen efficace de lutte contre l’extrémisme violent et toutes les formes de radicalisation.
“Opprimez les masses et elles obéiront”
A Mossoul, plus de 500 000 habitants ont fui les combats, plus de 35 000 Chrétiens se sont exilés. Mais la mort, le traumatisme de la mort, la peur et la terreur, la barbarie, ont habité la ville pendant ces trois années d’occupation. Ce livre en témoigne avec précision et sidération.
Si l’Etat islamique assoit son autorité en douceur, si la population semble pouvoir s’adapter et réagit peu face à l’annonce du rétablissement de la loi islamique, après trois mois, elle ploie sous le joug des interdits.
Les djihadistes s’appuient sur les tribus et les groupes insurgés sunnites rejetés par l’ancien gouvernement pour constituer leur armée, offrent 800 dollars par mois et une épouse à quiconque les rejoint. Une police religieuse est créée, la Hisba. Des bureaux de repentance sont ouverts au sein desquels une allégeance au califat (moyennant quelques centaines de dollars) permet aux apostats d’éviter la prison ou l’exécution. Dans les rangs de cette police, une unité féminine, mitraillette sous le bras, traque les bouts de peau qui dépasseraient des niqabs à l’aide d’une pince terminée par une mâchoire métallique dotée de dents en fer !
L’internet, le téléphone et les paraboles satellites sont interdits. Les télévisions sont réquisitionnées pour la propagande islamiste. Les banques sont pillées, le racket quotidien. Il devient impossible d’échapper aux percepteurs de l’EI. Le zakât est l’aumône légale de 2,5% des revenus, le djiziya, l’impôt pour les non-musulmans. Les œuvres d’art alimentent le marché international.
“La ville vit dans un état d’hallucination, de crise et de désordre.”
Le port de la barbe est obligatoire pour les hommes, les bars à chicha, les jeux de cartes ne sont plus tolérés. Les jeunes ne peuvent plus porter de vêtements moulants ou de pantalons trop longs sans risquer la prison. Fumer est passible d’une amende de 20 000 dinars. Les femmes doivent porter un jilbab ou une abaya à quatre épaisseurs, un niqab (voile intégral), une double voilette pour cacher les yeux, des gants et des chaussettes. Le tout, noir. Elles ne peuvent sortir sans être accompagnées d’un mahram (tuteur). Elles ne peuvent travailler qu’à des emplois utiles à l’expansion du califat (enseignement et médecine).
Les femmes adultères sont lapidées, les personnes accusées de vol ont la main coupée, les homosexuels sont jetés du haut des immeubles. Et ces exécutions sont publiques.
Des mesures discriminatoires et des humiliations quotidiennes menacent les populations chrétiennes qui n’ont pas d’autre choix que de se convertir ou mourir. Leurs maisons sont confisquées, les aides sociales suspendues. Les femmes yézidis deviennent les esclaves sexuelles des djihadistes.
“Si ton chargeur contient 42 balles et que tu dois tirer sur 7 mécréants, comment répartir tes tirs ? ”
Plus inconcevable encore, de notre regard d’Européen, est sans doute le système éducatif mis en place par les djihadistes pour endoctriner les enfants dès leur plus jeune âge dans la propagande islamiste et leur permettre dès 15 ans, d’entrer dans l’armée du califat.
40% de l’enseignement est religieux. Les sciences islamiques et l’éducation physique sont les piliers de cet enseignement. Les filles reçoivent une éducation domestique pour veiller sur leur mari, élever leurs enfants, tenir la maison. En mathématiques, le signe « + », trop chrétien est remplacé par la lettre « z ». Les exercices sont des cas pratiques pour de futurs combattants : “Une voiture chargée de deux tonnes d’explosif C4 est lancée par un kamikaze au milieu d’une foule de mécréants sur une distance de 100m. Combien de personnes seraient tuées : 1) dans un lieu en plein air ? 2) dans un espace clos ?”
2ème pôle universitaire d’Irak avec plus de 30 000 étudiants, Mossoul perd 70% de ses étudiants sous l’occupation islamique. Interdits d’examens s’ils n’assistent pas aux cours religieux, les jeunes irakiens ne peuvent plus étudier le Droit, les Sciences politiques, les Beaux-Arts, l’Archéologie, la Philosophie ou encore la Géographie.
De nombreux autres témoignages sur les combattants islamistes, notamment étrangers, sur les femmes kamikazes, sur les destructions du patrimoine irakien et le trafic d’antiquités, sur les minorités torturées ou exécutées, sur les défaillances du système de santé, sur le système mafieux de l’organisation composent cet ouvrage. Et ils rendent compte avec le même effroi que le nouvel ordre social djihadiste imposé par l’Etat islamique pendant trois ans a laissé Mossoul si meurtrie et déchirée, si anéantie, qu’un rétablissement, une reconstruction et une réconciliation de toutes les communautés de la ville constituent un défi d’importance. Impossible ?
Cécile PELLERIN