Le 19 août 2014
La trilogie écossaise (précédemment parue) dont les intrigues se déroulent sur les îles Hébrides extérieures envoûte tout lecteur qui s’y abandonne, le plonge dans une ambiance singulière, inédite, à la fois sensible et mélancolique, souvent triste mais intense, le mêle à une nature sauvage et désolée où , page après page, il lutte contre la force du vent, résiste aux pluies glaciales, à la furie de la mer déchaînée mais s’émerveille aussi des paysages grandioses et authentiques, préservés de toute invasion humaine, où la nature reste indomptable, où la lumière, si particulière, éclatante et changeante, presque magique, bouleverse même le plus indifférent à la beauté du monde et rend heureux.
C’est d’abord cela Peter May. Ajoutez ensuite des personnages rudes et attachants, « intranquilles », fragiles mais déterminés, une intrigue convaincante et réaliste, sans esbroufe et cette nécessité rigoureuse d’associer l’histoire à l’Histoire, passionnante car toujours très documentée. Avec l’avantage incontestable (pour le lecteur français en tout cas) de découvrir des faits souvent méconnus, encore mystérieux.
Ce nouveau roman se passe en partie, de nouveau, sur l’île de Lewis-Harris et ne pourra que continuer à enchanter le lecteur séduit par la trilogie écossaise, même si Fin MacLeod n’est pas l’enquêteur principal. Cette fois, Peter May élargit l’horizon et choisit de placer l’intrigue principale sur un autre archipel de l’océan Atlantique, celui des îles de la Madeleine, situé au cœur du golfe du Saint-Laurent et rattaché au Québec. L’histoire, par une alternance de chapitres particulièrement réussie entre un continent et un autre, offre au lecteur une nouvelle possibilité de voyage et une immersion historique à l’époque de l’émigration vers le Nouveau monde. Un mélange de cultures, de langues, d’identités au sein duquel il s’intègre avec intérêt et émotion ; fasciné.
Un meurtre («le premier de mémoire d’homme ») a été commis sur l’ile d’Entry, la seule île de l’archipel québécois anglophone et non reliée aux autres par une route. James Cowell, propriétaire de la moitié de la flotte de pêche aux homards de la Madeleine est retrouvé poignardé à son domicile. Sa femme Kirsty devient le suspect idéal d’un couple chancelant. Une équipe de Montréal est chargée de l’enquête. Parmi eux, Sime Mackenzie, d’origine écossaise, insomniaque chronique et plutôt déprimé (« un fantôme, sans substance, perdu dans une vie qui avait mal tourné »), éprouvé par son divorce avec Marie-Ange, flic également dépêchée sur le lieu du crime.
Dans une ambiance difficile et pesante, au cœur d’une île presque coupée du monde, malmenée par les dépressions et une mer tourmentée, l’obscurité, la neige et le froid, difficile d’accès, sans aéroport ni médecin, où les rivalités entre habitants sont fortes et anciennes, où la jeunesse se raréfie et rêve d’un continent moins hostile, Sime se sent étrangement attirée par la veuve Cowell, femme à la fois mystérieuse et familière, d’origine écossaise également. Comme si un lien, indéfinissable encore, les unissait.
A mesure que l’enquête progresse, que d’autres mobiles et d’autres suspects éventuels parcourent le récit, un passé resurgit et interpénètre l’histoire, transporte le lecteur et le personnage principal plus de 150 ans en arrière, lors des Highland Clearances et de la famine de la pomme de terre.
Par le biais de rêves éprouvants, du souvenir des récits de sa grand-mère issus des lectures de journaux intimes de son aïeul émigrant, c’est toute la tragédie d’une époque qui resurgit de manière extrêmement précise et détaillée, passionnante. Racontée de front avec l’enquête en cours, une douce confusion s’installe, amplifiée par un récit au présent, des prénoms semblables aux deux époques et procure à l’ensemble du roman, une atmosphère très particulière et troublante où rêve et réalité se mélangent sans provoquer une seule rupture dans la fluidité du roman. Les deux histoires intriguent et, par leur puissance descriptive, se pénètrent autant l’une que l’autre. Ce va et vient entre deux époques, deux lieux assez similaires évite tout flottement, rythme l’histoire avec vigueur, permet une variété d’émotions.
Le récit exprime avec une grande sensibilité la construction de l’être humain, comment, il devient ce qu’il est par ce que ces ancêtres ont été avant lui, « le sang est fort », insiste sur la richesse des migrations humaines (même contraintes) qui font les civilisations d’aujourd’hui et de demain, divertit autant qu’il instruit et place alors le lecteur dans une position inconfortable : poursuivre sans relâche cette histoire captivante ou retarder le moment de l’achèvement pour en profiter plus longuement.
Même si Peter May connaît probablement moins bien les îles de la Madeleine que les îles écossaises (où il a vécu quelque temps), même si, sans doute, la description des lieux québécois, pénètre moins l’âme et le cœur du lecteur, impose moins la nécessité du voyage, si, ça et là, le récit tend parfois vers le mélo, il réussit, une nouvelle fois, à éveiller la curiosité du lecteur vers des lieux préservés des destinations habituelles des voyagistes, à faire de son personnage principal, un être empreint d’une grande réalité (et qui suscite alors une belle empathie) et donne envie de se plonger davantage dans l’histoire des émigrants européens vers le Nouveau Monde.
Une petite suggestion à l’éditeur : une carte des îles de la Madeleine insérée au roman faciliterait la représentation des lieux cités.
Cécile PELLERIN