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La rivière noire Arnaldur Indridason  Traducteur : Eric BouryMétailiéISBN :  9782864247586 Parution : 03/02/2011304  pages













Le 28 janvier 2011








En découvrant la quatrième de couverture, quelle ne fut pas ma déception d’apprendre que le commissaire Erlendur ne dirigerait par la présente enquête. Il est en vacances. Comment Indridason allait pouvoir s’en sortir aux yeux du lecteur si habitué, si attaché à son commissaire, à son aspect taciturne et solitaire, à sa culpabilité oppressante depuis la disparition de son frère, à sa fille junkie et à son fils alcoolique ;  comment allait-il parvenir à nous retenir, au-delà de l’intrigue elle-même ?
Il a suffi d’un chapitre pour une adhésion inconditionnelle de ma part à la nouvelle héroïne, Elinborg, collègue du commissaire. Car même s’il est irremplaçable, ce roman est une belle réussite, dans la même veine que les précédents, incisif, sombre et tragique, social et engagé. Une seule inquiétude concernant Erlendur demeure cependant, partagée par sa compagne Valgerdur : reviendra-t-il ? « Il est parti dans les fjords de l’Est l’autre jour et je n’ai aucune nouvelle de lui depuis […] Il y aura bientôt deux semaines. Il venait de travailler sur une enquête qui l’a éprouvé et je suis un peu inquiète pour lui. ». Osons espérer qu’à l’instar d’un Kurt Wallander ou d’un Erik Winter, l’auteur n’a pas décidé de s’en séparer…
Elinborg est déjà proche, familière et attachante, un peu fragile aussi (ses insomnies récurrentes, par exemple) dès les premières pages du roman.  Elle est humaine, profondément, avec un réalisme convaincant, tiraillée entre sa famille, son fils aîné qui s’éloigne et son métier accaparant. Sa passion pour la cuisine, notamment orientale, dénote une ouverture au monde qui la rend vraiment intéressante et mérite notre suffrage sans hésitation. Peut être moins énigmatique qu’Erlendur, plus sensible aussi, elle enquête ici sur un meurtre sordide. Un homme est retrouvé mort, égorgé dans son salon. On a retrouvé dans ses affaires un flacon de Rohypnol, la drogue du violeur. L’enquête est assez délicate puisque la victime a pu, avant sa mort, être à son tour, coupable d’un acte odieux. Avec  un professionnalisme et une intuition redoutables, Elinborg mène cette enquête éprouvante. Au fil des pages, le narrateur  nous dévoile ses enfants, son mari ou encore son premier mariage raté, et même son enfance, marquée des rites ancestraux souvent austères mais encore apaisants aujourd’hui. « Elle aimait venir dans la maison de son enfance quand la pression se faisait trop forte. Elle ressentait alors le besoin de s’abstraire un moment de l’agitation de la journée pour retrouver son ancienne place au sein de l’existence ».
Et lorsque l’enquête s’enlise ce sont des éléments très personnels de sa vie qui vont créer les rebondissements nécessaires à l’histoire et mettre en avant une intuition féminine remarquable. C’est sûr, un homme n’aurait pas mené l’enquête de cette manière. Il y a d’abord l’odeur du foulard retrouvé sur le lieu du crime, une odeur d’épice orientale, le tandoori, facilement identifiée par Elinborg qui va lui permettre de retrouver la victime, coupable potentielle. Un livre d’enfant posé sur la table de chevet de sa fille ou encore une veste de son mari mal rangée sont autant d’indices subtils qui la conduiront vers le dénouement, inexorablement tragique, lié, une fois de plus, à des histoires de famille plus anciennes, dissimulées et très douloureuses.
Au-delà, de l’intrigue, l’auteur montre une justice défaillante, parfois inhumaine lorsqu’il s’agit de violences faites aux femmes, où la honte de la victime reste plus forte que les peines encourues par les condamnés, souvent légères, en tout cas jamais à la hauteur du traumatisme et de la souffrance engendrés. « Le mépris que la justice affiche envers ces femmes n’est pas fait pour arranger les choses, observa Elinborg. Ici en Islande, quand ils sont condamnés, les violeurs passent en moyenne un an et demi en prison. C’est triste de voir que ces hommes peuvent se comporter comme des bêtes sauvages sans écoper d’une peine digne de ce nom. »
Indridason est aussi observateur d’une société rurale qui vieillit, se délite et se raréfie. Au-delà de Reykjavik, plus rien ne vit. « Les jeunes partent. Il n’y a rien de neuf. On parle de fermer l’école et d’emmener les gamins en car jusqu’au village voisin. Ici, tout est marqué par la mort. » Comme si le pays peu à peu perdait son identité, ses valeurs et rites, et de ce fait, inéluctablement engendrait  une jeunesse morne, sans repères et violente car désespérée, incapable de communiquer si ce n’est par l’illusion de réseaux sociaux ou blogs, témoins d’une extrême solitude et d’un mal être que l’Islande ne sait pas guérir ni prévenir ou contrôler (même avec des caméras de surveillance, omniprésentes dans la capitale). Une société dont la jeunesse perd le goût de vivre. Pas très joyeux, donc très Indridason.



Cécile PELLERIN