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La tristesse des angesJón Kalman StéfánssonTraducteur : Eric BouryGallimardISBN :  9782070131341 384  pagesParution : 01/09/2011













Le 10 octobre 2011








Un livre blanc. La neige, comme héroïne. Le silence qu’elle répand. Le vent qui l’anime et la malmène ; elle virevolte et entraîne le lecteur dans son tourbillon. Le froid qui la transforme en glace, conduit au désarroi, au chagrin, à la folie, à l’abandon, à la solitude et à la mort,  et pétrifie le lecteur transi. Une blancheur éblouissante où les fantômes s’attardent, où la réalité vacille lorsque la rudesse de l’hiver oppresse et agresse. Une blancheur triste, dévoreuse d’hommes qui illumine pourtant chaque page de ce roman. Un blanc majestueux et pur.
Un hymne à la Nature empreint d’un style poétique délicat et d’une grâce dans l’écriture, sublime et apaisante, capable de surpasser toutes les colères humaines. De créer l’harmonie, la contemplation.
Jens est postier en Islande, fin XIXème. A cheval ou à pied, quel que soit le temps, il parcourt le pays pour distribuer le courrier dans les villages les plus isolés et maintenir le lien entre les êtres. Ce n’est sûrement pas son salaire de misère qui le guide sur ces routes hostiles mais le devoir qui donne un sens à son existence et le maintient en vie. Au cœur de l’hiver, les conditions de travail sont épouvantables : le froid, la neige, le vent  comme autant d’obstacles à  franchir  pour gagner les montagnes et traverser les fjords. Epuisé par sa dernière distribution, redoutant la mer déchaînée en hiver,  pourtant incontournable pour gagner l’extrémité nord du pays, Jens est recueilli dans une auberge par Helga qui le persuade de poursuivre son périple avec le gamin, aguerri aux turbulences de la mer. Ensemble ils vont parcourir le chemin jusqu’au bout du monde, rencontrer ça et là des gens rudes et solitaires, éprouver durement les éléments, craindre la mort, ressentir l’amour, s’accrocher à des rêves pour ne pas sombrer et se parler, enfin pour ne plus se perdre. Véritable quête identitaire semée d’embûches, de doute et de découragement, de violence  mais aussi de douceur et de beauté. Un voyage sans grandes péripéties si ce n’est celles de l’âme. Des émotions à foison, brutes et sensuelles, douloureuses ou apaisantes accueillies par les mots avec grâce et poésie, ressenties intensément par le lecteur qui frissonne à chaque page, trouve réconfort et chaleur dans la majesté de ces mots justement.
Pour le gamin aussi, le pouvoir des mots est immense ; la poésie, « la seule résistance digne de ce nom ». Les mots permettent de supporter la fureur des éléments, « ils tissent des liens entre les hommes, cela adoucit un peu leur solitude, alors vous n’êtes plus aussi seul face à l’océan ».Les mots sauvent, procurent de l’énergie pour ne pas périr même s’il est difficile parfois de dire, d’échanger, quand, pour Jens, le silence est force et expression rigoureuse. « Les mots peuvent être tellement vacillants, tellement fragiles, il existe un tel abîme entre eux et les choses qui s’agitent au fond de vous et cette distance est souvent source de regrettables malentendus, il arrive même qu’elle détruise des vies. Voilà pourquoi il vaut parfois mieux se taire… »
Les mots apaisent et adoucissent l’existence dans un pays où la nature est  trop souvent hostile. C’est un pays de souffrance, de douleurs, de lutte incessante, où l’alcool, la solitude ou la folie ont souvent raison de l’être humain. « Il est parfois tout bonnement impossible de vivre dans ce pays, le froid cadenasse certaines choses tout au fond de nous, la dureté des conditions nous rend plus rustres et toute joie de vivre a quelque chose de maîtrisé – comme si nous avions besoin de prendre de l’élan pour profiter de la vie. »
Dans un pays où les éléments naturels dominent l’être humain et l’éprouvent rudement, les mots sont le refuge, l’espoir, la force, le soutien inébranlable, l’expression du bonheur et de la joie, la conjuration de la peur.  Dans ce roman, ils sont pour nous, lecteurs,  le reflet grandiose et sensible, sans artifice, de l’hiver éternel et de la rencontre de personnages à la fois mystérieux et envoûtants, bruts mais fascinants, d’une beauté inaltérée encore. Un livre à l’état pur.



Cécile PELLERIN