Sur les rayons des bibliothèques, je vis un monde surgir de l'horizon.-Jack London -

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Les larmes noires sur la terreSandrine ColletteDenoëlISBN :  9782207135570330  pagesParution : 02/02/2017













Le 02 février 2017








Davantage peut-être encore que le précédent, pourtant très âpre (Il reste la poussière), le nouveau roman de Sandrine Collette, éprouve par sa profonde noirceur, incommode notre conscience, perturbe notre confort, et au-delà du divertissement, déstabilise clairement notre humeur.
S'il provoque de la tristesse et de la révolte, il sème aussi le désarroi et un certain mal-être. Implacable, effroyable, sordide, malheureux et inquiétant, il anéantit plus qu'il n'apaise ou déleste, malgré une fin presque inespérée. Mais, et c'est là, tout le talent de l'écrivain, une fois le livre entamé, il devient impossible de s'en dessaisir avant son terme.
Une immersion redoutable dans le chaos et la précarité sociale, aux frontières si ténues avec la réalité, qu'elle pétrifie d'angoisse le lecteur, l'abasourdit durablement mais ne le laisse ni se détacher ni s'effondrer, ni renoncer.
Emporté par le courage et l'obstination du personnage principal, fasciné par la solidarité admirable de six femmes puissantes, il se lie à leur tragédie, indéfectible et ébloui. Entièrement conquis.
" A vingt ans, on veut toujours un peu mieux que les siens. Alors, laisser passer la chance ?Pas question."
Moe a vingt ans lorsqu'elle suit Rodolphe en métropole. Loin de sa Polynésie natale et de la tendresse de sa grand-mère, elle voit son rêve de liberté et de bonheur s'écrouler rapidement. Recluse dans une petite ville assez inhospitalière, malmenée par un homme violent et alcoolique, elle survit difficilement en effectuant des heures de ménage et d'aide à domicile chez quelques personnes âgées. Les bals hebdomadaires et les rencontres éphémères offrent un répit à sa souffrance. Mère par accident mais déterminée à offrir à son fils une vie moins sordide que la sienne, elle quitte cet enfer conjugal avec l'espoir de trouver un environnement plus décent ailleurs. Mais ce qui l'attend, est au-delà de l'imaginable, plus sordide encore.
Placée de force par les services sociaux, elle intègre la Casse ("La préhistoire, version Mad Max ou pire"), sorte de campement misérable éloigné de la ville où s'entassent tous les exclus de la société. A défaut de maisons, on attribue une voiture usagée aux habitants. Surveillé en permanence, isolé par un barrage qui empêche toute fuite, ce centre d'accueil des miséreux est une prison gigantesque à ciel ouvert dont nul ou presque ne peut sortir.
Les travaux agricoles sont obligatoires deux journées par semaine en échange du prix du loyer et d'une nourriture de base. Au-delà de ces deux jours, l'activité est payée quatre-vingts centimes de l'heure. A dépenser à l'épicerie centrale ou à épargner pour le droit de sortie, fixé à quinze mille euros. A l'intérieur, trafics en tous genres, violences extrêmes et corruption. On n'y vit plus. On y survit et l'on y meurt sans même avoir eu le temps de vieillir.
Aux côtés de cinq femmes, toutes éprouvées douloureusement dès leur enfance, Moe lutte contre ce néant avec une volonté féroce, résiste pour que son fils obtienne une autre vie que la sienne. Elle se bat, malgré les souffrances et les revers, s'accommode du pire, entre la crasse et la promiscuité, la bestialité et la folie des hommes. Mais combien de temps pourra-t-elle tenir ?
Si le récit revêt l'apparence d'une dystopie, il se situe dans un futur suffisamment proche pour s'ancrer dans une ambiance très réaliste, parfois insoutenable mais crédible et convaincante. D'une force visuelle prégnante et dévastatrice, il n'exalte pourtant aucun misérabilisme, porté par une écriture subtile et mesurée. Parfaitement accordée à l'énergie solidaire du groupe.
Entrecoupé par les histoires personnelles et tragiques de ces filles, toutes bouleversantes (des parcours de vie qui semblent d'ailleurs plus proches d'expériences vécues qu'imaginaires), le roman s'amplifie de noirceur au fil des pages, concentre toute l'impuissance et la cruauté d'une société devenue tellement inégalitaire qu'elle a fini par engendrer deux mondes aux frontières infranchissables et honteuses.
Le lecteur s'extirpe de l'histoire, endolori et littéralement fracassé. Mais surtout pas déçu.


Cécile PELLERINDu même auteur :