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Les nuits de Reykjavik Arnaldur Indridason  Traducteur : Eric BouryMétailiéISBN :  9791022601535 Parution : 05/02/2015262  pages













Le 20 janvier 2015








Sans doute ce seizième roman d’Arnaldur Indridason est celui qui manquait à la série du commissaire Erlendur. Pilier fondateur des enquêtes déjà lues, il  remonte en effet le temps et présente Erlendur, 28 ans, comme un simple gardien de la paix, non encore affecté aux services de la police criminelle et de Marion Briem. Un jeune homme assez seul, célibataire ou presque ("ils avaient plus ou moins une liaison"), taciturne et peu loquace, dont l’obsession pour les affaires de disparitions mystérieuses est déjà forte, essentielle même.
Un voile de tristesse, de désespoir presque,  entoure le personnage, imprègne tout le récit d’ailleurs, se répand sur Reykjavik et laisse apparaître une ville sombre et assez glauque, où l’alcool, la drogue, les accidents de  circulation, la petite délinquance, la contrebande d'alcool et les violences conjugales garantissent non seulement une activité quotidienne à la police mais dessinent également une ambiance pesante et froide, comme privée d’élan et d’optimisme. Recroquevillée sur elle-même, en souffrance, engourdie par un climat glacial ;  telle semble être la société islandaise dépeinte par l’auteur.
Sans date précise mais ponctué d’indices temporels suffisants, le récit se déroule probablement à la fin des années 60. Erlendur et « sa passion pour les destins tragiques » le pousse à enquêter sur la mort d’un SDF alcoolique, retrouvé noyé. En s’intéressant de plus près à cette mort, le jeune policier côtoie un milieu sordide, celui de la misère sociale et, peu à peu, remonte le parcours de vie agité et douloureux d’un homme esquinté, Hannibal ; grâce notamment à sa rencontre avec la sœur de la victime.
Entêté et perspicace, sa vie se règle autour de son travail (de nuit principalement), laisse peu de place aux loisirs, ou à la compagnie des femmes. Comme indisponible.  Ainsi, Halldora (sa future épouse pourtant) semble déjà invisible et inconsistante. Tellement éloignée de ses préoccupations existentielles. "Ils se voyaient rarement […] Elle tentait parfois de lui prendre la main quand ils se promenaient en ville, il y consentait quelques instants, puis trouvait un prétexte pour ôter sa main de la sienne en la mettant dans sa poche ou en se grattant la tête. Dans son esprit, ce genre de chose était inutile."
En quête de lui-même assurément, absorbé sans relâche par la disparition tragique de son frère lorsqu’il était enfant (peine incommensurable, récurrente dans tous les romans), Erlendur semble noyer sa culpabilité dans son travail  et l’intérêt obsessionnel qu’il porte justement aux faits de disparitions ("il lisait tous les articles relatant ce type d'événements dans les journaux") fait de lui un élément très efficace, pointilleux et tenace, entièrement voué à la résolution de l’enquête. Aussi, lorsqu’une inquiétante disparition de femme surgit en parallèle à la mort du SDF, Erlendur n’hésite pas à mener de front ces deux enquêtes jusqu’à ce qu’elles se rejoignent au final et composent l’essentiel de l’intrigue.
Le principal intérêt de ce roman, outre le fait qu’il apporte au lecteur fidèle, des éléments complémentaires sur la vie de son héros et qu’il propose une intrigue bien menée, c’est son atmosphère particulière dans laquelle s’immerge le lecteur, avec intensité. Le sentiment d’être vraiment plongé en arrière, à l’aube des années 70, est assez saisissant et les nombreux éléments de précision offrent au récit un effet de réel vraiment séduisant. Des séries télé ("L'homme de fer"), aux films, chanteurs (Procol Harum, Slade, les Rolling Stones…) ou romans de l’époque ("Le policier qui rit", un clin d'œil à Sjöwall et Walhöö, qui l'ont influencé ), des détails vestimentaires ou matériels ("le téléphone noir à cadran d'acier", "la cuisine en Formica", "la platine-disque"), de l’aménagement urbain du centre-ville (centre piéton) ou de l’introduction des premières pizzerias à Reykjavik,  Indridason ne laisse rien au hasard et ravit par ce parti pris d’authenticité.
De plus, la description en profondeur de la société islandaise de cette époque, la douleur incurable du héros, sa mélancolie attachante marquent  l’histoire d’une empreinte qui dépasse le genre policier et affleure sans aucun doute l’âme islandaise dans ce qu’elle a de plus intime. De plus noire aussi.




Cécile PELLERIN