Sur les rayons des bibliothèques, je vis un monde surgir de l'horizon.-Jack London -

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Les Portes de ferJens Christian Grøndhal Traducteur : Alain GnaedigGallimard ISBN :  9782070149322405  pagesParution : 07/01/2016













Le 01 avril 2016








Ce livre est étonnant et superbe. En premier lieu, il semble raconter une vie très ordinaire, sans grandes secousses apparentes, presque terne et banale, dont on supposerait  d'emblée qu'elle ne porte en elle aucune force romanesque.
Mais dès les premières pages et pendant plus de quatre-cents ensuite, le lecteur suit le narrateur avec intérêt, captivé justement par ce quotidien quelconque, immergé au cœur des pensées intimes du personnage, saisi par sa lucidité et sa sincérité, la justesse de son analyse, le regard posé sur son existence, précis et profond. Intense et quelque part, proche et assez représentatif d'une classe sociale d'individus plutôt nantis et instruits, désenchantés et mélancoliques. Très bourgeois.
Eloigné de l'introspection vaine et nombriliste, le roman de Jens Christian Grøndhal,  pourtant porté essentiellement par les préoccupations personnelles de son héros (double de l'auteur?) parvient à s'ouvrir au monde,  parle de soi  mais d'une façon collective, tourné vers l'autre et de ce fait, semble dialoguer avec celui qui le lit, entre même en résonance avec la vie du lecteur. Jusqu'à s'y confondre par moments et venir la troubler. Sans brusquerie, délicatement et avec subtilité.
Volontairement elliptique et pourtant très dense, le récit raconte trois moments de la vie du narrateur.
"Je ne savais pas ce que je faisais ; cela faisait partie de la liberté."
Adolescent, passionné de littérature allemande, séduit par Marx et le communisme, le jeune homme romantique grandit dans une famille danoise ordinaire de classe moyenne. Ebranlé par la mort de sa mère et la venue de Mona dans l'existence de son père qu'il vit comme une trahison et une blessure profondes, il fuit à Berlin, s'émancipe, rencontre Erika puis d'autres femmes. En quête de liberté, il côtoie  la solitude, les "illusions brisées."
"Je ne me suis jamais ennuyé en ma propre compagnie".
La quarantaine passée, il est professeur de danois, d'allemand et d'histoire-géo. Divorcé, père d'une fille, Julia, il mène une vie régulière et assez solitaire, structurée autour de son métier et de l'absence de sa fille dont il n'a pas la garde, jusqu'à ce qu'une rencontre fortuite avec la mère d'un jeune élève croate éveille une passion fugace et troublante.
"J'ai pris la décision de m'accepter moi-même."
A l'aube de ses soixante ans, jeune grand-père, il entreprend un voyage à Rome. Moins enclin à transmettre, il est fatigué d'enseigner, s'interroge encore sur sa condition d'homme, ses relations aux autres et aux femmes, omniprésentes finalement et déterminantes dans les choix et les chemins de son existence. Là, il rencontre d'ailleurs Jessie, une jeune femme photographe.
Trois parties à l'intérieur desquelles les souvenirs se mélangent, sans respecter un ordre chronologique, comme si l'esprit du narrateur vagabondait, libre et spontané. Mais la structure narrative, précise et rigoureuse, empêche tout égarement du lecteur, maintient des repères dans cette discontinuité des événements, offre un rythme toujours fluide, entre remords et désirs, un balancement agréable entre présent fugace et retours sur le passé.
L'homme s'étudie sans relâche, avec précision, dissèque ses relations aux autres, aux femmes essentiellement, exprime à quel point la littérature, la culture en général, le font se sentir réel ("je ne pouvais imaginer vivre sans").
Avec le personnage, le lecteur apprend sur lui-même, trouve les mots.
"Quand des auteurs réussissaient à faire que la langue s'ouvrait et que ce n'était pas seulement l'expression de leur propre opinion."



Cécile PELLERIN