Sur les rayons des bibliothèques, je vis un monde surgir de l'horizon.-Jack London -

Merci à Eric Boury,  son traducteur.

CP. Le point de départ de votre roman s’inspire donc d’une réalité historique (des accords secrets entre les Américains et l’Allemagne nazie vaincue) et le lecteur (à moins d’être un spécialiste de la 2ème guerre mondiale) ne peut dire exactement à quel moment la réalité romanesque prend le dessus. C’est assez déconcertant d’ailleurs mais très habile. Peut-on y déceler une intention de signifier au lecteur qu’il existe encore des secrets d’Etat dissimulés,  ou est-ce une tentative de manipulation (réussie) ?
AI. J'espère en effet avoir réussi à manipuler le lecteur. Bien évidemment, à mon avis, il y a tout un tas de secrets d'Etat dont nous n'avons aucune idée et la plus grande question dans ce domaine- là reste aujourd'hui celle de la mort de Kennedy.
J'aime travailler sur des faits historiques et les romancer ensuite, développer ainsi  la fantaisie et l'imagination des gens. En mélangeant des faits historiques au roman, l'imagination du lecteur se met en route.  Il se demande alors où est le vrai, où est le faux et quand il commence  vraiment à douter, l'effet est réussi, il me semble.

CP. Dans ce roman d’espionnage, la police islandaise est quasi-inexistante, elle se résume à deux personnes sans nom (l’ancien et le cadet) et ne présage pas de la série à venir.  Cependant, aviez-vous déjà pensé à votre personnage, le commissaire Erlendur, dont le premier opus paraît un an plus tard ?
AI. En fait, en Islande, le 1er opus de la série des Erlendur (Les roses de la mort) a été publié un an avant Opération Napoléon mais il n'existe pas encore en français. Ainsi les deux policiers qui apparaissent dans le livre et qui n'ont pas de nom,  d'une certaine manière, ils représentent un peu Erlendur et Oli.

CP. Selon vous, l’Opération Napoléon a-t-elle vraiment existé ?
AI. Non, je ne pense pas. En revanche, il existe beaucoup d'hypothèses sur le devenir d'Hitler et une de ces théories raconte qu'il a été emmené en catimini en Islande ; ce qui est bien sûr une théorie loufoque !

A l'occasion de la sortie en France de son nouveau roman, Opération Napoléon, Arnaldur Indridason,  livre ici quelques précisions.

St Malo, le 25 mai 2015
Opération Napoléon : entre thriller et réalisme social

CP. Votre héroïne Kristin, avocate, est  une femme étonnamment forte (trop forte ?). Par sa puissance (elle ne dort pas), son courage et sa ténacité, elle aurait pu devenir un personnage récurrent dans votre œuvre policière, non ?
AI. Kristin ne sera que dans ce livre. Elle est confrontée à une situation extrêmement violente. Elle sait que son frère est en danger de mort sur le glacier de Vatnajökull et la connaissance qu'elle a d'événements qui vont se produire sur ce glacier puis ces hommes qui pénètrent chez elle pour la tuer,  tout cela la met effectivement dans un état tel qu'elle ne peut dormir. J'ai déjà eu un certain nombre de personnages féminins dans mes romans ; j'ai bien aimé écrire sur Kristin. C'est une femme blessée, avec un passé plutôt sombre et, un peu comme Erlendur plus tard, elle considère qu'elle doit sauver, en tout cas protéger son petit frère.

CP. Dans votre livre la cruauté des services secrets américains est assez inhumaine. Est-elle exagérée ou proche de la réalité historique ? Qu’en ont pensé les lecteurs américains ?
AI. Pour augmenter la tension dans le roman, j'ai choisi de montrer les services secrets américains comme des hommes vraiment méchants et violents et je n'ai aucune idée de ce qu'ont pu penser les lecteurs américains. Je pense que dans les romans ou les films américains, il existe des faits bien plus terribles que ce que j'ai pu décrire dans mon livre. La CIA d'ailleurs est souvent dépeinte de manière très négative.

CP. Votre roman, c’est certain, s’il ne donnait pas le mauvais rôle aux Américains pourrait être le scénario d’un film d’action et d’espionnage issu des studios hollywoodiens. Qu’en pensez-vous ?
AI. Oui je pense que ce livre est parfait pour faire un scénario de film. Une option sur les droits a ainsi été vendue à une société de cinéma allemande et il me semble qu'ils ont trouvé un financement pour faire le film.

CP. L’intérêt historique que vous semblez porter à la seconde guerre mondiale et à la guerre froide est prégnant puisqu’il se retrouve dans plusieurs de vos romans (la femme en vert, l’homme du lac ou le Duel) Pourquoi ces périodes  vous intéressent-elles particulièrement ?
AI. Je suis né en 1961, j'ai été élevé pendant la guerre froide. Du plus loin dont je me souvienne il y a toujours eu dans le monde la peur du danger atomique et l'opposition entre l'Est et l'Ouest a marqué ma jeunesse, comme l'image des diplomates renvoyés. Cette guerre froide est en moi depuis que je suis né et il ne faut pas s'étonner alors que cette période m'intéresse tant ;  elle me constitue.En Islande, la seconde guerre mondiale a été une période très intéressante et marquante. Beaucoup de soldats étrangers sont venus en Islande dans les années 40 et ils ont modifié profondément notre société. En ce sens-là, je suis fasciné.

CP. Votre prochain livre ?
AI. En ce moment je travaille justement sur une série policière, une trilogie, qui se déroule pendant la seconde guerre mondiale.
Cécile Pellerin

CP. A l’époque où se situe votre roman (1999) il existe une forte  présence américaine sur le sol islandais. De quelle importance était-elle si l’on compare à aujourd’hui? Pouvez-vous nous éclairer un peu ?
AI. Aujourd'hui l'armée américaine est partie complètement et je pense que la population islandaise était contente de la voir partir. Pendant toute la période où l'armée américaine était présente en Islande, la population était divisée en deux camps. Certains étaient favorables à une collaboration avec l'OTAN d'autres revendiquaient une neutralité absolue, une absence d'alliance avec quelque pays que ce soit et pendant les 50-60 ans que l'armée américaine est restée en Islande, il y a toujours de véhémentes discussions, des manifestations nombreuses ; rien n'y faisait jusqu'à ce que l'armée américaine décide elle-même de partir, en 2006 je crois.

CP. Dans votre roman vous évoquez notamment une réalité, celle des Yankees-putes. Pouvez-vous nous apporter quelques précisions ?
AI. Le 10 mai 1940 l'armée britannique a occupé l'Islande pour empêcher l'armée allemande de le faire à leur place. 40 000 personnes environ vivaient à Reykjavik et les militaires britanniques qui sont arrivés étaient 40 000 également. Cet événement a changé l'Islande à jamais. Brusquement, le présent, le modernisme sont arrivés dans cette société quand même très isolée. Beaucoup de militaires anglais puis américains ensuite puisque les Américains ont pris le relais ont eu des relations avec les femmes islandaises. Cela était fréquent, d'ailleurs il y a une expression en islandais "dans la situation". "Une femme est dans la situation" signifiait qu'une femme entretenait une relation avec un Britannique ou un Américain et on parlait aussi de putes à yankees mais cela ne signifie pas que ces femmes étaient des prostituées. On les appelait comme ça mais ce n'était pas du tout un commerce ; juste le regard des autres sur une relation entre un homme étranger et une femme islandaise. Lorsque la base américaine s'implante en Islande, ce genre de relations continue et cette expression de pute à yankee colle à la peau des femmes qui ont "fauté" avec l'étranger.

CP. La présence de Neil Armstrong en Islande en 1967 est effective et l’hypothèse que vous décrivez dans votre roman finit par interroger vraiment. Vous semez le doute, une fois de plus. Est-ce un jeu ou souhaitez-vous mettre le lecteur en alerte ?
AI. Cela me plaît beaucoup de mettre le lecteur en alerte et de semer le doute dans sa tête. Il y a un fait très connu en effet, celui où les futurs voyageurs lunaires sont venus en Islande pour s'exercer à l'atterrissage lunaire dans le nord de l'Islande et c'est exactement le type d'événement susceptible d'être utilisé pour construire tout autre chose autour. On peut ainsi imaginer que ces astronautes n'étaient pas venus en Islande seulement pour s'entraîner mais que leur présence était peut-être un prétexte pour détourner l'attention de la population. Le genre du thriller "international" permet ce genre de fantaisie.
Par exemple, dans Le livre du roi qui d'une certaine manière est parent avec celui-là, davantage qu'avec la série des Erlendur, quelqu'un dérobe l'objet le plus précieux de l'Histoire du peuple islandais, un manuscrit du Moyen-Age qui contient les poèmes de l'Edda poétique et le Hávamál. Evidemment, ces textes n'ont jamais été volés mais c'est assez exaltant de pouvoir imaginer qu'ils aient été volés et de construire une intrigue qui met immédiatement en route l'imagination du lecteur.

CP.  A travers ce roman, comme dans la plupart de ceux qui viendront par la suite (je pense à l’homme du lac, notamment, la géographie, le climat et l’environnement particuliers de l’Islande jouent un rôle majeur et servent complètement l’intrigue. Est-ce propre à l’Islande ou à vous-même ?
AI. Je pense que c'est un peu des deux. Effectivement mes histoires se passent en Islande et l'Islande possède un cadre géographique très intéressant.  Lorsque j'ai commencé à écrire des romans policiers je me suis dit qu'il ne fallait surtout pas m'empêcher d'écrire aussi sur l'environnement si particulier de l'Islande. On n'avait pas beaucoup de tradition littéraire policière en Islande car on considérait que c'était un pays où il ne se passait jamais rien, où on s'emmerdait, un pays inintéressant. Personnellement, je ne me suis pas privé d'utiliser la nature caractéristique de l'Islande dans mes histoires. Et moi, je m'opposais très fortement à cette idée que rien ne se passait en Islande. A chaque fois qu'il y a ou qu'il y a eu un événement important en Islande j'essaie de le mettre dans mes romans. Par exemple, dans le roman Le duel, il est écrit que des équipements d'espionnage ont été trouvés dans le lac de Kleifarvatn et cela est bien réel. De même dans La cité des jarres, cette banque de données génétiques  émane d'une idée qui a vraiment existé.

CP. Opération Napoléon date de 1999 et est traduit de l’anglais. Pourquoi paraît-il si tardivement en France  alors qu’il contient l’âpreté et la puissance des meilleurs romans noirs et pourquoi n’a-t-il pas été traduit de l’islandais ?
AI. La raison pour laquelle ce roman ne paraît qu'aujourd'hui, c'est tout simplement  parce que les éditeurs qui publient mes œuvres à l'étranger ont tous commencé  par La cité des jarres car ce livre est considéré comme mon premier succès et il représente le début de la série Erlendur. Les autres histoires (au nombre de quatre) ont dû donc attendre.
La raison pour laquelle il a été traduit de l'anglais par David Fauquemberg c'est qu'un certain temps s'était écoulé en Islande depuis sa parution et lorsqu'il a été traduit en anglais, certains éléments du roman  avaient été modifiés, des changements auxquels j'avais participé et qui s'efforçaient de rendre le texte un peu plus actuel.

CP. Vous êtes historien de formation, ce roman en témoigne sans difficulté, mais comment procédez-vous, pour glisser rapidement vers l’intrigue policière ? Pensez-vous que les faits historiques contiennent en eux suffisamment d’énigmes et de mystères non résolus pour fusionner naturellement vers ce genre littéraire ou ont-ils besoin d’éléments nouveaux et d’inspiration ?

AI. C'est un mélange des deux. Dans tous mes livres, la thématique historique est présente parce que j'ai toujours aimé aller chercher dans le passé et probablement cela est-il lié à ma passion de l'Histoire. Quad j'ai écrit Opération Napoléon, j'avais envie d'écrire un thriller plutôt qu'un pur roman social à la scandinave mais je n'avais ni l'envie de courses poursuites ou d'explosions, etc.  Bref, j'avais envie d'un mélange des deux, un thriller dans l'esprit du réalisme social en quelque sorte.Donc j'ai construit ce thriller, mondial d'une certaine manière, qui se passe à la fois en Islande, aux Etats-Unis et en Argentine, lié  à la fois à l'histoire islandaise et à l'histoire mondiale. Mon père, d'ailleurs, a beaucoup aimé ce livre. C'est un peu dans l'esprit, je crois du roman d'espionnage américain ou britannique.

© Daniel Mordzinski